La croissance démographique sur le continent africain atteint 2,45 % par an. On évalue qu’à l’horizon 2050 deux enfants sur cinq dans le monde naîtront en Afrique. En Afrique sub-saharienne, la croissance démographique est encore plus élevée, de l’ordre de 2,6 % (chiffres de 2020). Cette augmentation de la population implique des défis redoutables, à commencer par une production alimentaire suffisante. Lait & Elevage s’est entretenu avec Paul Vossen, ingénieur agronomique tropical attaché au Musée de l’Afrique à Tervuren.
Paul Vossen commence par analyser les zones de végétation s’étendant du Sahara vers le sud en direction de l’équateur. On passe ainsi d’une vaste zone géographique aride dépourvue de végétation à des régions à la végétation luxuriante composée d’arbres, de buissons et d’autres plantes. “Faisons le lien avec le potentiel de développement d’herbe et de pâturages. Au Sahara, la production est existante. Vient ensuite une zone géographique où il y a un potentiel de production herbagère. À proximité de l’équateur, la production herbagère est presque nulle en raison d’une végétation composée de grands arbres dont le feuillage extrêmement dense empêche le développement d’une végétation basse herbacée. Dans la zone équatoriale, les pluies abondantes, quasiment quotidiennes, associées à une humidité atmosphérique très élevée, expliquent la survenue de bon nombre de pathologies animales qui ne sont pas (ou plus) présentes en Europe ou qui sont sous contrôle. On pense à la maladie du sommeil, la tuberculose, la peste bovine, la fièvre aphteuse, les maladies de la peau, la péripneumonie, la brucellose, mais aussi des parasites et des tiques”, entame Paul Vossen. On le voit, dans ces régions de forêt tropicale, le potentiel de l’élevage laitier est limité.
Cela ne signifie pas pour autant qu’on ne s’y intéresse pas au lait et aux produits laitiers. Ce sujet sera d’ailleurs le thème dans différents pays à l’occasion de la journée mondiale de l’alimentation en octobre prochain. L’accent sera mis sur la valeur nutritionnelle des produits laitiers et le développement de la production locale.
“N’oublions pas que dans des pays tels que le Burundi par exemple, la population est à 60 % sous-alimentée. Lorsqu’on parvient à stimuler la production du bétail local, on obtient un impact direct sur la santé publique. Dans la plupart des cas, il s’agit d’une ou de deux vaches par famille, pour une production quotidienne de 2 à 3 litres par vache, un volume évidemment incomparablement plus faible qu’en Europe. Le lait doit être produit le plus près possible du lieu de consommation. En raison des fortes chaleurs et de l’enclavement, le ramassage sur de grandes distances est inenvisageable. Bref, le circuit doit être le plus court possible”.
En Afrique de l’Est, la vache occupe une place centrale dans la société. Outre la production de lait et de veaux, la vache rehausse le statut social du propriétaire. La vache est considérée comme un investissement à long terme et son importance symbolique se retrouve d’ailleurs dans les langues locales.
Sous-sol riche, sol pauvre
La terre africaine présente deux visages. D’une part, le sous-sol regorge de divers minerais et de terres rares que l’Occident utilise pour ses smartphones et autres appareils électroniques. L’exploitation de ces richesses du sous-sol africain ne bénéficie pratiquement pas aux populations locales.
D’autre part, attardons-nous à l’état du sol devant servir à l’agriculture. Lorsque les Européens évoquent l’agriculture africaine, ils font souvent preuve d’une certaine morgue quand ils décrivent les efforts accomplis par les populations africaines pour accroître leur production agricole. La végétation luxuriante dans les régions situées près de l’équateur pourrait suggérer que tout y pousse sans problème.
Paul Vossen nuance ces idées reçues : “Malheureusement, la situation en Afrique n’est pas si simple. Lorsqu’on se penche sur les profils des sols en Afrique, on est frappé par les différences. Dans la zone équatoriale, on trouve principalement des oxisols ou des sols oxydés. Très pauvres et altérés, ces sols ont une faible capacité de stockage des minéraux et des fertilisants. Chez nous, le taux moyen de matière sèche est de 14 tonnes à l’hectare. On peut même atteindre 30 tonnes. Aux marges du Sahara, on se situe à 0 tonne MS/ha. Dans les régions un peu moins arides, la production moyenne est de 2 tonnes MS/ha et dans les plaines alluviales, on atteint 5 tonnes MS/ha en moyenne. Bref, ces chiffres sont suffisamment éloquents”.
Certes, on peut améliorer les sols en y ajoutant de la matière organique, mais sans qu’on puisse s’approcher des normes européennes. “En outre, la chaleur a pour effet que l’humus qui sert d’amendement se dessèche très rapidement et se désintègre donc moins. Quant au labour, il a souvent un effet contreproductif puisqu’il expose encore davantage le sol au soleil et à la chaleur. Et quand viennent les pluies, celles-ci provoquent le lessivage et l’érosion des sols. Par ailleurs, il faut tenir compte de l’esprit des communautés locales qui, dans de nombreuses régions du continent africain, placent la solidarité dans la communauté au-dessus des individus”.
Pourtant, on constate des progrès sensibles sur ce type de sols, ce qui se manifeste par l’accroissement de la production de céréales à l’hectare. En cinquante ans cette augmentation est de fois 2 en Europe occidentale, mais de 2,5 en Afrique. Cela montre le volontarisme des populations, malgré les handicaps du climat et du sol.
Un élevage extensif
En Afrique, la proportion entre le nombre d’animaux détenus et les hectares nécessaires pour les nourrir et les faire se reproduire est l’inverse de ce qu’elle est en Europe. « En Europe, on dit : je peux élever autant de bovins par hectare », tandis qu’en Afrique, on est contraint de dire : « J’ai besoin d’autant d’hectares par vache. »
Au Sahel, par exemple, la règle est à peu près celle-ci : “Le nombre de mois de sécheresse équivaut au nombre d’hectares nécessaires par vache. Si cette règle doit être prise avec un grain de sel, certaines régions du Sahel subissent sept mois sans pluie, ce qui correspond grosso modo à la superficie dont doit disposer une seule vache”.
En Afrique, les bovins ont un régime alimentaire bien plus frugal que celui que nous connaissons en Europe occidentale. “Leur ration se compose de végétation herbacée certes, mais aussi de buissons épineux, de branchettes et même de carton. Ces matières inassimilables par l’homme sont transformées en un aliment hautement nutritif pour l’homme, le lait. Après les incendies de savane, la végétation brûlée est remplacée par des jeunes pousses qui fournissent une ration fourragère riche. Le même phénomène de régénération se produit lorsque surviennent enfin les pluies. Ceci dit, la jeune végétation ainsi régénérée est difficilement digérée par les races bovines locales”.
Ce pâturage extensif peut être de nature sédentaire ou nomade. Dans ce dernier cas, des tribus parcourent la savane sahélienne pendant l’année, en ayant malgré tout des points de chute où les éleveurs se fixent quelque temps avec leur troupeau. Il existe également des formes hybrides d’élevage, dont le semi-nomadisme et la transhumance, connue également en Europe dans les régions montagneuses. En été, les troupeaux pâturent dans les alpages, tandis qu’ils sont à l’étable pendant la saison hivernale. En Afrique, la transhumance n’est pas pratiquée en fonction du relief, mais de la pluviométrie.
Un élevage de nature plus intensive ne se rencontre que dans des exploitations privées en Afrique de l’Est qui bénéficie d’un climat plus propice au pâturage. Dans ces fermes, qui détiennent des troupeaux de quelques centaines de vaches – le plus souvent des Holstein croisées avec des races locales pour obtenir le meilleur des deux races – dont la production journalière est de 10 à 15 litres de lait, lait qui est ensuite vendu sur les marchés proches.
De plus, la plupart de ces fermes sont-elles implantées à proximité immédiate des grands centres urbains où la production peut être écoulée facilement. Mais les conditions d’exploitation de ces fermes laitières nécessitent de très lourds investissements, dont des étables climatisées, des installations de traite modernes, l’accompagnement par un vétérinaire.
En pratique, la vache la plus rentable en Afrique s’avère encore celle que l’on détient dans son jardin, nourrie le plus souvent avec des restes alimentaires et des fourrages grappilés çà et là. Sa pauvre production laitière sert à nourrir la famille.
Le fromage tchoukou, une spécialité nigérienne
Les fromages produits en Afrique sub-saharienne sont difficilement comparables aux nôtres. En Afrique, comme en Europe, le fromage est un mode de conservation et de transport du lait. Mais en raison des conditions climatiques autrement plus hostiles que chez nous, les fromages sont souvent durs, secs et salés. On doit les considérer comme un moyen de subsistance plutôt que comme une délicatesse.
Prenons le cas du tchoukou, un fromage traditionnel au Niger. Fabrication ancestrale des Touaregs et des Peuls, ce fromage se fait à base de lait cru de vache, de chèvre, de brebis ou de chamelle, parfois à partir d’un mélange. La présure est obtenue à partir de l’estomac de chèvres ou d’agneaux, séché et broyé en poudre. On ajoute cette présure à de petites quantités de lait qu’on laisse reposer pendant une vingtaine de minutes. Le produit est ensuite pressé, mis en forme et séché au soleil. Comme les fines plaques ainsi obtenues sèchent rapidement, on n’ajoute pas de sel. Les Touaregs conservent ce fromage dans des paniers bien aérés, les ‘aznams’. Il se conserve ainsi pendant une période de trois à six mois.
Cette manière de conserver le lait et de pouvoir le vendre représente une importante source de revenus pour les éleveurs nigériens. Au cours des dernières années sont apparues des laiteries de plus grande taille qui s’adonnent à la production de tchoukou.